Un matin d’hiver 1926, mon arrière-grand-père René Burnand, médecin spécialiste de la tuberculose et responsable du sanatorium populaire de Leysin reçoit une lettre de ses confrères de Genève. On l’informe que le Roi Fouad d’Égypte est à la recherche d’un candidat pour habiliter un hôpital chargé d’accueillir les patients tuberculeux de son pays (l’Égypte comptait à l’époque plus de 300’000 phtisiques et seulement 20 lits pour les traiter).

Quelques mois plus tard, René Burnand s’embarque sur un bateau de la colonie britannique des Indes à destination de l’Égypte, afin de rencontrer les responsables du Ministère de la Santé et d’analyser la faisabilité du projet. Arrivé au Caire en train depuis Port-Saïd d’où il découvre les vertes campagnes du Nil, il multiplie les rencontres avec les responsables du projet. Poignes de mains, cafés et cigarettes se succèdent pendant plus de deux semaines sur les terrasses des palais cairotes, avant qu’on ne l’emmène enfin en automobile en direction d’Helwan, à 30 kilomètres au Sud du Caire.

Situé sur une butte à l’entrée du désert, l’ancien hôtel Al Hayat doit accueillir la future clinique Fouad. Accompagné de ses homonymes égyptiens, il visite les lieux avec un mélange d’émerveillement et d’appréhension. La luxueuse bâtisse qui a accueilli pendant deux décennies «le spleen de rentiers européens» est depuis plusieurs années à l’état de semi-ruine. Les fenêtres cassées laissent filer le vent et le sable du désert. Au moment où son interlocuteur lui enjoint de donner une réponse à la royale requête, il manque de se faire assommer par un morceau de plâtre malencontreusement tombé du plafond. Malgré l’étendue du chantier qui l’attend, il accepte et signe le contrat, réconforté par la vue du Nil au soleil couchant. Il se lance dans une aventure qui liera son destin, celui de sa femme et de ses cinq enfants à ce bout de désert aride.

En 2016, j’obtiens une résidence artistique au Caire, début d’une longue histoire d’amour avec l’Égypte. Mon grand-père me donne alors deux recueils de mémoires que son père avait compilés durant son séjour: «Al Hayat Sanatorium du désert» et «Promenades Egyptiennes». Lors des premiers mois de mon séjour, je m’enquiers régulièrement de cet hôpital. On me répond qu’Helwan, jadis lieu de repos réputé pour son climat tempéré, a été transformé en cité industrielle sous Nasser et on me déconseille vivement de m’y rendre seule pour des raisons de sécurité. L’hôpital n’existe sans doute plus. Découragée par ces nouvelles, je remise les livres de mon arrière-grand-père sur l’étagère. L’année suivante, mon ami Hussein, bibliothécaire au Contemporary Image Collective du Caire m’écrit qu’il a retrouvé la trace de l’hôpital Al Hayat dans un livre dédié à l’architecture d’Helwan. L’ouvrage comprend des photos du bâtiment datant de 2006.

Quelques jours plus tard, nous avançons le cœur battant dans les rues d’Helwan, un GPS à la main. J’essaye de tempérer mon sentiment de désappointement à la vue des nombreux bâtiments en construction qui bordent les deux côtés de la route sensée nous mener à l’hôpital. Les photos de 2006 montrent un bâtiment en très mauvais état. Douze ans se sont écoulés et la crise du logement a frappé la ville du Caire de plein fouet… Le sanatorium a sans doute été rasé, remplacé par des tours en briques au murs aveugles qui poussent tout autour de la mégapole à une vitesse fulgurante. Au détour d’un parc qui nous cachait la vue sur plusieurs centaines de mètres, alors que tout espoir semblait perdu, je vois émerger du sable et des gravats un immense bâtiment aux fenêtres béantes. Al Hayat est toujours debout.

Nous nous tenons, Hussein et moi, face à cette gigantesque bâtisse flanquée d’un édifice à colonnes grecques. Plus loin sur la colline, j’aperçois un kiosque à musique que je reconnais. Sur notre droite un petit groupe boit du café et du thé. Je sors de mon sac le livre de René Burnand, imprimé sur du beau papier, qui a déjà subi quelques outrages du temps. Je m’avance en pointant une silhouette barbue coiffée d’un tarbouche sur l’image en noir et blanc. La perspective est la même que celle qu’offre le café improvisé. «Abu Giddi» (le père de mon grand-père). Une vieille dame s’approche en claudiquant, la main sur la hanche pour mieux regarder. Hussein se tient derrière moi, visiblement plus à l’aise parmi les livres qu’au milieu de ruines et d’inconnus.

Un homme vêtu d’un complet noir qui contraste élégamment avec ses cheveux blancs s’avance et se présente à moi comme l’officier de sécurité en charge du lieu. Le bâtiment appartient au Ministère des dotations religieuses (Awqaf) d’Égypte. Il est abandonné. Nous pouvons faire le tour à pied mais il n’y rentrera pas. Le bâtiment en ruine est habité par des gangsters et des chiens errants. Nous faisons donc le tour à pied, et je prends des photographies de loin. Nous prenons congé de cet homme si gentil et élégant.

Dans le métro qui nous ramène au Caire, je me demande comment faire pour pénétrer dans cette bâtisse et parler aux gens qui y vivent. Plus tard dans la soirée, je sors avec mon ami caméraman Ady au Cairo Jazz Club. Par hasard, nous rencontrons son collègue Michel, producteur de pub, accoudé au bar. Nous nous y asseyons pour une bière. Je mentionne ma journée à Helwan et l’hôpital que j’ai visité. Michel me dit qu’il le connaît bien pour y avoir tourné une pub pour une barre chocolatée. Il me montre la vidéo sur son téléphone. Des rappeurs filmés en travelling déambulent jusqu’aux fenêtres béantes de l’hôpital. Une barre chocolatée à l’emballage violet se superpose horizontalement sur cette vue grand angle. Je n’en reviens pas de cette coïncidence. Mon ancêtre est-il au-dessus de mon épaule en train de me pousser vers son histoire?

De retour dans mon appartement, je relis les mémoires et regarde les photographies. On y voit le sanatorium des années trente, lisse et beau, les verts eucalyptus élégamment penchés devant des façades vastes et ouvertes sur le désert vierge de toute construction. Des personnages avec tarbouche sont assis sur les chaises de la terrasse. Ils sourient en direction de l’objectif. Sur certains autres clichés, les malades du sanatorium, encadrés d’infirmières suisses, se tiennent en rang d’oignon, face à la caméra. On y voit aussi les cuisiniers, le laborantin, les enfants qui jouent au tennis dans le désert. J’y apprends les déboires de mon ancêtre pour y apporter l’eau depuis la villa d’un riche prince copte aux milles amoureuses, qui collectionne en outre des miniatures de monuments parisiens (dont l’obélisque, oh ironie) et repeint tous les six mois l’entier de sa demeure en une couleur différente. Il y aussi les instruments de stérilisation importés de Suisse, qui mettent des mois à arriver, les malades qui font de la contrebande d’argenterie, cachée dans des pains qu’ils «distribuent» aux pauvres, la fosse septique qui déborde une semaine avant l’inauguration officielle et la visite du Roi Fouad, les pans de l’hôpital toujours en mauvais état dont on cache savamment le passage avec des rideaux et des plantes vertes.

Je parle de cette drôle d’aventure à mes amis égyptiens, tous très enthousiastes. Je téléphone à mon grand-père en Suisse qui m’apprend que des albums numérotés de 1 à 25 sur la vie de son père prennent la poussière dans une vieille maison de la campagne vaudoise. Je les retrouve quelques mois plus tard, et les scanne un par un, dans l’idée d’en faire un film. «Al Hayat» en arabe veut dire «la vie».

Le sanatorium, ses docteurs, son personnel et ses malades forment une microsociété. Ce qui s’y passe est suspendu dans le temps, hors du rythme effréné de la société des biens portants, comme l’écrit René Burnand dans son livre sur le sanatorium des Alpes: «l’étrangeté de l’existence qui s’organise dans une station de malades est plus nouvelle, plus captivante à scruter que celle d’un pays inconnu, plus distante de la vie normale que les mœurs des terres exotiques. C’est un lieu de mort, guérison, déchéances et résurrection, désespoir et frivolité, héroïsme et insouciance, chair et âme. Franchir son enceinte, c’est entrer dans le domaine de l’anormal, de la maladie.» Est-on malade ou ne l’est-on pas? Entre les stigmates et l’invisible, parfois la frontière est mince. La tuberculose ne se voyait pas, elle s’entendait… Un souffle un peu vicié, écho d’une caverne au poumon, repaire d’un bacille qui bouffait la vie. Mon ancêtre reprend: «Il n’existe pas plus de santés vierges que de bonheurs vierges. Bonheur et santé ne peuvent résulter que d’une conquête, que d’une victoire sur les ennemis de l’âme et du corps […] Les êtres qui arrivent sont porteurs d’une énigme profonde et complexe. D’où viennent-ils? À quel milieu la maladie les a-t-elle arrachés? À quels devoirs, à quelle oisiveté, à quels vices? […] Non seulement qu’a t-il mais qu’est-il? Les personnalités vraiment originales n’abondent pas dans la vie quotidienne. Ici aucune n’est banale. Sous le réactif puissant de la maladie, le type surgit, s’affirme avec ses particularités.»

Le narrateur-médecin raconte. Je découvre avec émerveillement l’histoire de ce commandant égyptien qui faisait coïncider les localités où il avait combattu avec les points rouges indiquant l’évolution de sa température sur sa fiche de sanatorium: «37,6 à Cherâa au Maroc, 38,4 à Benirrous, 37,0 à Sidi-Bon Azra, 38,2 à Tschaltadja, 39,5 à Seddulbahr […]» Cet épisode de la Première Guerre mondiale marque à la fois le centre du dépliant, le paroxysme de la maladie et le moment le plus grave du commandant Kamel Bey. Une autre patiente inscrivait sur sa feuille, parallèlement à la ligne de fièvre, un tracé de point multicolores. Les points bleus représentaient les jours heureux, les point noirs les heures de tristesse, les points rouges les moments de révolte. «Il y a des êtres pour lesquels ce fragile tube de verre, ces graduations fines, cette souple colonne de mercure sont proprement le centre de la vie. L’oscillation infime évoque mystérieusement notre appartenance à l’univers qui nous étreint.»

La rue Mohamed Mahmoud s’allonge vers le palais d’Abedin. Assise sur mon balcon, je feuillette les pages de l’album égyptien et m’attarde sur une invitation à arabesques présentant un menu à rallonge pour une fête en 1927, tenue dans ce même palais. Je regarde la rue et ses passants et imagine mon arrière-grand-père passer en automobile, son tarbouche vissé sur la tête et son regard franc levant soudainement les yeux vers moi. Deux petits points à quelques dizaines de mètres de distance sur l’échelle infinie du temps.

Céline Burnand ist Bildende Künstlerin und lebt zwischen der Schweiz und Kairo.

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